... de Charles Deulin
... extrait des Contes d'un buveur de bière
Les illustrations sont de George Barbier, extraites de « Falbalas et fanfreluches : almanach des modes présentes, passées et futures », 1925
Texte et illustrations dans le domaine public.
La Colère
Au temps jadis, il advint une fois que les Sept Péchés Capitaux allèrent de compagnie rendre leurs devoirs à messire Satanas, leur compère. Chemin faisant, les pèlerins menèrent si joyeuse vie, qu’au retour l’idée leur vint de ne plus se quitter.
Comme d’aventure ils passaient alors sur la place de Lille en Flandre, ils entrèrent, pour deviser à l’aise, dans l’estaminet de la Grand-Pinte, et s’assirent en rond autour d’un pot de bière brune.
« Mes enfants, dit l’Orgueil en bourrant sa pipe, - car je suis votre père, de même que madame la Paresse est votre mère -, je veux bien condescendre à ce que désormais nous fassions ménage ensemble, mais en ce cas il est bon de choisir sur-le-champ notre demeure. D’abord, il me paraît que des gens de notre rang ne doivent point se loger à l’auberge, comme une troupe de saltimbanques.
L’Orgueil
— D’autant plus que cela nous coûterait de l’argent, fit remarquer judicieusement l’Avarice.
L'Avarice
— Et qu’il faudrait prendre la peine d’en gagner, ajouta la Paresse.
La Paresse
— Donc, choisissons, reprit l’Orgueil, une honnête maison, où l’on puisse nous héberger gratuitement, et avec toute la considération qu’on doit à des personnes de notre condition.
— Par la double bière des Pays-Bas ! s’écria la Gourmandise, voici justement Monsieur le Bourgmestre, qui vient digérer en fumant sa pipe. Si nous lui demandions l’hospitalité ? M’est avis que nous serons royalement chez lui, à en juger par sa panse !
La Gourmandise
— Parlez pour vous, ma belle, siffla l’Envie. Quel contentement voulez-vous que j’aie chez un monsieur qui est le plus gros bonnet de l’endroit, et qui voit tout le monde à ses pieds ? Suivons plutôt ce bon paysan dont les os carillonnent sous sa jaquette, et qui louche en regardant de ce côté.
L'Envie
— Un joli hôte, ma foi ! vociféra la Colère. Un gueux, dont la misère a usé l’âme jusqu’à la corde et qui ose à peine remuer quand on l’écrase ! Vive ce beau capitaine, qui entre l’œil terrible et la moustache en croc ! Voilà un brave homme qui ne nous laissera point marcher sur le pied !
— Un brave homme ! bâilla la Paresse, un homme qui, en temps de paix, se lève avec les coqs pour faire l’exercice, et qui, en campagne, couche sur le carreau et finira par y rester. Ce ne sera pas moi qui ferai société avec un traîneur de sabre !
— J’entrevois, mes enfants, reprit l’Orgueil, qu’un gîte à trouver est chose plus malaisée que nous ne pensions. Dame ! Je n’aurais jamais cru que les bons fils d’Adam nous fussent aussi rétifs.
— Parbleu ! s’écria la Luxure, nous cherchons parmi les gens de vie réglée. Que voulez-vous qu’ils fassent pour nous, emmaillotés comme ils sont dans leurs devoirs ? Parlez-moi des têtes folles et des cœurs joyeux, que le monde repousse et qui n’ont pour règle que le caprice. Voyez-vous s’avancer là-bas cette jolie fille de théâtre ? Femme, coquette et comédienne, - partant excommuniée -, voilà notre affaire. Vaine, amoureuse, jalouse, gourmande, colère et paresseuse, rien n’empêche qu’elle ne soit avaricieuse : cela s’est vu. Quand je vous dis que cette demoiselle est un vrai nid à péchés…
La Luxure
— Où je ne couverai point, pour sûr, répliqua la Paresse. Si vous croyez que je vais me casser la tête à apprendre des fariboles toute la sainte journée, pour faire rire le soir les badauds et me coucher à matines… Merci bien ! Ne l’oubliez point, mes filles, ce n’est pas pour des prunes que messire Satanas me fit votre mère, et on ne vous donnera des merles que là où votre mère aura des grives.
— D’où il suit, conclut l’Orgueil, qu’il faut de toute nécessité trouver un hôte qui n’ait rien à faire. Donc, cherchons derechef. »
Les bonnes gens cherchèrent, cherchèrent longtemps, mais toujours et partout ils rencontraient quelque obstacle qui leur fermait la porte.
Ils faillirent demander l’hospitalité à un très riche seigneur, qui vivait de ses rentes ; mais le seigneur se donnait plus de mal pour surveiller son intendant que l’intendant n’en avait à le voler. L’Avarice proposa bien de se retirer chez l’intendant, qui thésaurisait pour son compte ; mais l’Orgueil se refusa net à demeurer chez un domestique, voire un domestique de bonne maison.
Ce que voyant, de guerre lasse :
« Mes chers enfants, dit l’Orgueil, j’avoue que j’y renonce. Voici qu’il se fait tard ; buvons le coup de l’étrier, et, quoi qu’il en coûte à nos cœurs, tirons chacun du nôtre. »
Déjà ils s’embrassaient sur le pas de la porte, quand la Paresse s’écria tout à coup : « Euréka ! » - ce qui, en langue grecque, signifie : j’ai trouvé -.
« J’ai trouvé ce phénix des mortels qui ne fait rien et n’a rien à faire. Mes filles, voyez-vous ce bon moine qui passe les yeux baissés ? Voilà notre hôte !
— Un capucin ! Oh !... fit la Luxure scandalisée. Ce bon père n’a-t-il point fait vœu de chasteté ?
— … De pauvreté ? continua l’Avarice.
— … Et d’obéissance ? ajouta l’Orgueil.
— C’est bien pour cette raison qu’il va nous accueillir à bras ouverts. Rien n’excite à violer un vœu comme de l’avoir fait.
— Ce raisonnement n’est point tant sot, remarqua l’Orgueil.
— Écoutez bien mon argumentation : qui dit vœu dit privation volontaire ; or, qui dit privation, dit besoin, et par conséquent désir violent.
— Tu parles d’or, ma femme ! s’écria l’Orgueil, suivons le révérend père ! »
Et ils le suivirent. Le bon moine tourna la tête au bruit des pas, et bientôt, il enfila une ruelle qui n’avait point de réverbère. Le révérend ralentit alors sa marche et les pèlerins l’atteignirent. Ils allaient lui présenter humblement leur requête, quand lui-même, d’un ton doux, leur adressa ainsi la parole :
« Mes petites dames, je me doute bien de ce que vous me voulez, et je vous ai vues en passant, quoique je ne vous aie point regardées. Malheureusement, je ne puis rien pour votre service. Il ne m’est guère loisible de recevoir que Monsieur votre Père et Madame votre Mère, qui ne sont pas compromettants… Ah ! Je le regrette fort, ajouta-t-il en prenant le menton de la Luxure, car, par ma barbe, c’est une vérité que vous êtes toutes bien gentilles.
— Puisque tu nous trouves si gentilles, mon gros père, dit celle-ci en jouant de la prunelle, qu’est-ce qui t’empêche de nous loger?
— Ce qui m’en empêche, ma mignonne, c’est mon ennemi mortel, qui marche toujours à votre suite.
— Qui donc ?
— Le Scandale !
— Eh bien ! On lui jettera la porte au nez.
— Et comment, mon Dieu ?
— Grâce à moi ! dit une voix inconnue. »
À ce moment, une lumière brilla par hasard à une fenêtre, et éclaira toute la rue, ce qui permit aux pèlerins de distinguer la personne qui venait de parler. Elle avait la figure couverte d’un masque, et les bras en croix sur la poitrine.
« L’Hypocrisie ! firent en chœur les six femmes.
— Oui, mesdames, l’Hypocrisie, votre sœur, que notre sainte mère l’Église, - on n’a jamais su pourquoi -, a oublié de reconnaître comme membre de la famille. Messire Satanas, qui m’apprécie mieux, me dépêche vers vous pour tirer ce bon père d’embarras. Ne craignez rien, mon révérend, je réponds de tout ; et malheur à qui tentera de me démasquer !
— Amen ! » dit le Père, et, tout gaillard, il conduisit ses hôtes en l’hôtellerie de son couvent, où, depuis lors, elles mènent joyeuse vie, sous la garde d’Hypocrisie.
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