... texte et illustrations d’André Hellé
Texte et illustrations dans le domaine public
Extrait du recueil La belle histoire que voilà, 1919
Autour du berceau d'un petit garçon qui venait de naître, des fées étaient réunies.
Car il y a toujours des fées : elles sont invisibles, il est vrai, et personne ne pourrait dire si elles sont vieilles ou jeunes, laides ou jolies, brunes ou blondes. On suppose seulement que les bonnes fées sont agréables à voir.
Mais, dès qu'un petit enfant vient au monde, les fées accourent auprès de lui : elles passent comme des ombres et disparaissent, laissant à leur filleul les présents qu'elles lui font et qui le rendront heureux ou malheureux pendant sa vie entière, selon l'usage qu'il en fera.
L'une de ces fées donna à son filleul une paire de grosses lunettes magiques ; la seconde lui offrit un cahier de papier blanc et un stylo en or ; la troisième lui fit cadeau d'un escargot bleu, tout sellé et harnaché ; les autres fées laissèrent au nouveau-né toutes sortes de qualités ou d'agréables défauts.
L'enfant grandit et l'escargot aussi : comme le petit garçon chevauchait le plus souvent la monture que lui avait donnée sa marraine, on le réprimandait parce qu'il n'allait pas assez vite. Et c'était, en ce temps-là, une chose très grave que de ne pas aller vite, car tout le monde courait sans cesse.
On courait à ses affaires, on courait à ses plaisirs ; on faisait, en quelques jours, le tour de la Terre : les chemins de fer roulaient et les steamers voguaient à toute vitesse ; des automobiles passaient, lancées à une allure vertigineuse, et des aéroplanes montaient d'un bond jusqu'au ciel et franchissaient sans difficulté les mers et les montagnes.
Un beau jour, le petit garçon prit son papier, son stylographe et ses lunettes ; puis il enfourcha son escargot et se mit en route.
Comme l'escargot n'allait pas très vite, l'enfant regardait attentivement, à travers ses lunettes magiques, ce qu'il voyait autour de lui. Tout le long de la route, au bord du fossé, les fleurs des champs faisaient la haie sur son passage : des papillons de toutes les couleurs voletaient autour d'elles ; par instant, des voitures automobiles passaient rapidement, enveloppant d'un nuage de poussière cet étrange cavalier qui poursuivait son chemin sans se troubler et ne cessait de regarder avec avidité tout ce qui l'environnait.
Maintenant, l'escargot était entré dans un bois ; il rampait sous une voûte verdoyante ; des gouttes de rosée scintillaient entre les branches, sur les fils que les araignées avaient tendus d'un arbre à l'autre ; sous l'épaisse feuillée, les oiseaux chantaient gaiement. Puis, tout se taisait : le ronronnement formidable d'un aéroplane se faisait entendre au-dessus de la forêt : l'avion était si haut qu'on ne pouvait pas le voir ; puis le bruit diminuait, s'éloignait de plus en plus, et les oiseaux reprenaient leur chant interrompu. L'escargot contournait des champignons, dont les couleurs vives jetaient çà et là des taches éclatantes dans le sous-bois, et l'enfant, émerveillé, battait des mains joyeusement.
En sortant de la forêt, la route longeait un cours d'eau : cette eau était si limpide qu'on pouvait voir le fond de la rivière ; auprès d'un grand trou, des herbes aquatiques laissaient aller au gré du courant leurs longs rubans verdâtres et des poissons blancs se promenaient avec insouciance dans leurs touffes épaisses. Mais, subitement, les poissons s'agitaient, affolés ; ils allaient et venaient en désordre, s'enfuyaient de tous les côtés. Et, noir et sinistre, un gros brochet passait.
Après avoir quitté les bords de la rivière, l'escargot traversa un village ; il faisait chaud et les portes des maisons étaient ouvertes. En passant devant une des habitations de ce bourg, l'enfant vit une petite fille de son âge, qui essuyait à grand peine le fond d'une marmite presque aussi grosse qu'elle et qui pleurait, tandis que deux belles jeunes filles, en grande toilette, s'apprêtaient à monter dans une carriole qui était arrêtée devant la porte. Plus la pauvre petite pleurait, plus les deux jeunes filles riaient. Mais elles s'en allaient enfin, et la fillette cessait de sangloter.
L'escargot continua son chemin. Quand vint le soir, il s'arrêta devant l'auberge d'un village ; on le conduisit à l'écurie et le petit garçon alla dîner.
Comme l'enfant se mettait à table, une grosse voiture automobile s'arrêta devant la porte de l'auberge : deux voyageurs en descendirent et entrèrent dans la salle à manger : ils dirent à l'hôtelier que leur voiture avait besoin d'une réparation et qu'ils voulaient dîner pendant qu'on y ferait les travaux nécessaires.
À ce moment, on vit par la fenêtre une grosse tache noire qui obscurcit le ciel : elle passa, se posa doucement sur le sol et presque aussitôt un aviateur entra dans l'auberge, disant qu'il avait dû interrompre son voyage et atterrir dans ce pays parce qu'il n'avait plus d'essence dans son réservoir.
Après dîner, les automobilistes et l'aviateur allumèrent leurs pipes ou leurs cigarettes et ils parlèrent entre eux.
« Moi, disait l'aviateur, je reviens de la Haute-Égypte. J'ai franchi la Méditerranée en deux heures trente-cinq minutes et seize secondes. De puissants remous ont retardé ma marche au-dessus des Alpes ; pourtant, à l'altitude moyenne de cinq mille mètres, l'air est généralement assez calme pour qu'on puisse passer sans danger. Je serai à Londres demain et à Moscou dans la matinée d'après-demain.
— Comme je vous envie, dit alors le petit garçon, et comme vous devez voir de belles choses dans les nuages et dans le ciel, quand vous passez près des étoiles.
L'aviateur eut le geste évasif de quelqu'un qui ne comprend pas ce qu'on veut lui dire et il regarda les automobilistes.
— Nous, dit un des voyageurs, nous revenons d'Italie : nous n'avons pas trouvé les routes aussi mauvaises qu'on le prétend. Nous avons crevé six fois ; nous avons eu neuf contraventions ; nous avons vu Gênes, Florence, Rome, Naples, Sorrente, Pise, Venise, le Tyrol, le lac de Côme, le lac Majeur et le lac de Garde, en huit jours.
— Comme je voudrais être à votre place, dit le petit garçon, il me semble que je n'aurais pas assez de mes deux yeux pour voir toutes les merveilles que vous venez d'admirer.
Alors les automobilistes et l'aviateur regardèrent le petit garçon en haussant les épaules.
— Voir qui ? Voir quoi ? dirent-ils tous ensemble, nous ne voulons pas voir, nous. Nous voulons aller vite. Nous voulons faire en deux heures le chemin qu'on faisait avant nous en deux jours. Nous voulons aller toujours plus vite, toujours plus loin, toujours plus haut.
Et si nous voulons contempler des paysages ou des monuments, eh bien, nous achetons des cartes postales. Vous pouvez en faire autant, mon petit ami. Mais vous-même, que voyez-vous donc, avec vos grosses lunettes, lorsque vous vous promenez sur votre bicyclette ? Car vous devez bien, n'est-ce pas, avoir une bicyclette ?
— Oh non, répondit l'enfant, je ne monte pas à bicyclette. Je m'en vais très doucement, moins vite même qu'un homme à pied, car j'ai pour monture un escargot bleu que m'a donné ma marraine.
Alors les automobilistes et l'aviateur s'esclaffèrent.
— Mais, continua l'enfant, j'ai vu, en passant sur la route, les papillons danser autour des fleurs qui bordent le fossé, et les petits lutins vêtus de vert qui vivent cachés dans les herbes les poursuivaient et jouaient avec eux. J'ai entendu, dans la forêt, des chants si beaux qu'on avait envie de se mettre à genoux pour les écouter : les chants des feuilles et du vent. Entre les arbres, des toiles aériennes se balançaient légèrement, et dans leur armature de fil, des diamants, des topazes, des émeraudes, des rubis étaient enchâssés et jetaient leurs feux étincelants [1].
De petites mouches étaient emprisonnées dans ces toiles, et elles devaient s'y trouver bien mal, car elles se débattaient de toutes leurs forces pour s'échapper. Alors, la fée de la forêt approchait ; elle soufflait sur les palais aériens : les fils se cassaient, les pierres précieuses tombaient par terre et les petites mouches, délivrées, s'envolaient joyeusement.
[1] Les gouttes d’eau, dans les toiles d’araignées, sous l’effet du soleil, prennent les couleurs de ses pierres précieuses.
Au bord de l'eau, j'ai vu la grotte enchantée des Ondines : l'une d'elles était en train de se coiffer et de petits poissons d'argent jouaient à cache-cache dans sa chevelure; mais, au bout de quelques instants, l'Ondine se fâchait et un monstre marin arrivait aussitôt, mettant en fuite les espiègles petits poissons.
Enfin, dans un village, j'ai vu pleurer Cendrillon. Ses deux sœurs venaient de la quitter pour aller à la noce : mais, pour la consoler, les fleurs de son jardin se mettaient à danser ensemble, et ce bal était si beau que la pauvre petite délaissée ne regrettait plus d'être restée toute seule à la maison.
Cendrillon essuyait ses larmes et s'asseyait alors sur une grosse citrouille jaune qui ressemblait à un beau carrosse d'or.
Voilà ce que j'ai vu avec mes grosses lunettes. »
Alors les automobilistes et l'aviateur rirent de plus belle.
Le petit garçon prit son papier, son stylographe d'or et se mit à écrire.
La voiture automobile était réparée ; le garçon d'auberge avait été chercher de l'essence pour l'aviateur.
Les voyageurs se remirent en route et, au loin, dans la nuit, le petit garçon entendait encore leurs éclats de rire.
Lorsque le lendemain, l'enfant, voulant repartir, alla chercher son escargot bleu, il n'en retrouva plus trace. Mais il avait déjà compris qu'il devait continuer son voyage dans la vie sans se presser davantage et en regardant toujours les choses à travers les lunettes magiques que lui avait données sa marraine, les lunettes magiques dont les verres donnaient à l'existence une jolie teinte couleur de rêve.
Il devint plus tard un grand poète.
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