L’assassinat de la rue Berthe, de Rodolphe Bringer
- Lucienne

- 15 nov.
- 6 min de lecture
Cette amusante nouvelle policière est parue dans le magazine Lisez-moi Bleu, du 1er septembre 1912.
Texte dans le domaine public, illustration couleur sous licence CC-BY-NC

Lorsqu’il se fut abondamment convaincu que la vie ne pouvait plus lui offrir aucun charme, Jérôme Labugade se décida à mourir !
Froidement, il envisagea les divers moyens que la science moderne lui offrait pour quitter cette vallée de misère : le fer, le feu, l’eau, le chanvre ou le poison. Mais voici que, comme il réfléchissait à ces lugubres choses, un article de journal lui tomba sous les yeux et tel Archimède, mais dans le français le plus pur, Jérôme Labugade s’écria « Eureka ! »
L’article de journal était simple. Il portait comme titre ces simples mots « L’assassinat de la rue Berthe ».
Donc, dans cette rue Berthe, qui est une paisible artère de la butte montmartroise, une fruitière venait d’être assassinée, mais dans des circonstances assez particulières pour que je me permette de vous en faire un rapide récit.
Cette fruitière s’appelait Madame Pécoulive.
Elle était veuve d’un brave homme de mari, lequel, de son vivant, avait exercé les délicates fonctions de gardien de la paix. Même, il avait eu une médaille d’argent, que la veuve Pécoulive avait fait encadrer et qu’elle montrait fièrement à sa clientèle, histoire de dire que, somme toute, si elle était une fruitière, c’est que le malheur s’était abattu sur elle et que, si son pauvre défunt était encore de ce monde, elle n’en serait pas réduite à vendre des petits pois ou des fraises avariées suivant la saison.
C’était une femme d’une cinquantaine d’années, robuste et forte, bien que de complexion apoplectique, et, ainsi que l’assuraient ses voisines, rien ne faisait prévoir qu’elle eût dû finir aussi dramatiquement quand, un matin, on la retrouva morte dans son lit, assassinée à coups de manches de parapluie.
L’enquête, habilement menée par les rois des limiers de la police parisienne, n’avait donné aucun résultat. Le vol n’était nécessairement pas le mobile de cet horrible crime, car rien n’avait disparu dans la maison de la victime et ses boucles d’oreilles en or, pas plus que sa montre du même métal, n’avaient été volées. Force était donc de conclure un crime par vengeance, bien que l’on ne connût aucun ennemi à la veuve Pécoulive.
Tout ce que l’on pouvait dire au sujet de ce meurtre sensationnel était que le parapluie à l’aide duquel il avait été perpétré était un superbe parapluie à tête de canard d’une soie chatoyante et solide. Quant à la monture, nul besoin n’était d’en vanter la solidité, puisqu’il avait suffi de deux ou trois coups, au dire des médecins légistes, pour que la pauvre fruitière en fût assommée.
Tels étaient les détails horribles que Jérôme Labugade venait de lire dans son journal et qui lui avait fait pousser ce cri archimédien : « Eureka ! » Car tout de suite, un nouveau mode de suicide venait de germer en sa cervelle inventive un suicide inédit, un peu long sans doute, mais combien sûr : le suicide à la guillotine.
La chose était facile. Puisque l’assassin de la rue Berthe était introuvable, il se présenterait devant la justice de son pays, lui dirait « C’est moi qui suis l’assassin en question ».
Aussitôt, il passerait en Cour d’assises, où il révolterait les juges par son cynisme, et il serait condamné à mort et exécuté, ce qui était bien le genre de suicide le plus réjouissant que put s’offrir un honnête homme !
Et sans perdre une minute, Jérôme Labugade se précipita au commissariat de police de Sannois, car Jérôme Labugade habitait Sannois, ainsi que vous le savez tous.
Le commissaire de Sannois était cet excellent monsieur Yacinthe Pipelard, homme de mœurs simples et douces, quoi qu’un peu timorées, et qui, étant donné la pureté de cœur des habitants de cette petite commune de Seine-et-Oise, jouissait là d’une véritable sinécure.
Il vivait fort heureux à Sannois, où il se plaisait à cultiver les asperges d’Argenteuil et, pour un empire, il n’eût voulut quitter ce poste si paisible.
À vrai dire, M. Yacinthe Pipelard était le garçon le plus pusillanime qui se puisse voir. La simple lecture des romans de M. Gaboriau lui donnait des sueurs froides, et, le jour où il eut les mémoires de M. Claude, il n’osa plus coucher seul dans sa petite maisonnette et il prit un domestique mâle pour lui tenir compagnie. Aussi, l’on juge quel fut son émoi quand Jérôme Labugade se présenta dans son bureau et, le sourire sur les lèvres, vint lui dire « Je suis l’assassin de la rue Berthe ».
Car, comme tout le monde, M. Yacinthe Pipelard avait lu les péripéties de ce crime le matin dans son journal et, tout frémissant de peur, il avait intérieurement remercié le ciel, qui le maintenait comme commissaire dans un pays où il n’y avait pas de rue Berthe, et où l’on n’assassinait personne dans cette rue.
Et voici que, sans crier gare, un olibrius se présentait et lui disait « Je suis l’assassin de la rue Berthe ».
Il y avait là de quoi prendre un coup de sang.
Monsieur Yacinthe ne prit pas un coup de sang mais, se voyant tout seul, en présence de ce criminel, il s’évanouit.
Jérôme Labugade était un bon garçon. Il tapa dans les mains du commissaire, lui mit une clef dans le dos et, voyant que tout cela ne servait de rien, faisant appel à sa science médicale, il s’en vint à la cuisine en rapportant un litre de vinaigre qui lui fit respirer. M. Yacinthe Pipelard revint à lui. Rassuré par les allures de ce meurtrier, réellement homme du monde, qui venait de le faire revenir de son évanouissement, d’une voix tremblante, il se mit à l’interroger. Jérôme récita l’article du journal qu’il avait appris par cœur.
M. Yacinthe Pipelard fut convaincu. Il n’y avait pas d’erreur possible. Cet homme était trop au courant des circonstances du crime pour ne pas être lui-même le criminel. Tout y était, même la description exacte du parapluie qui avait été l’instrument innocent de ce terrible crime.
« Mon ami, fit M. Pipelard, je suis dans l’obligation de vous arrêter.
— Mais je ne demande que cela.
— Je vais, à défaut de prison, - la commune étant si petite -, vous enfermer dans mon cellier. Méfiez-vous de mon vin de Chanteloup, il est un peu vert cette année et pourrait vous incommoder. D’ailleurs, je vais télégraphier à Paris et, dans une petite heure, je l’espère, on viendra vous chercher. »
Labugade remercia, promis de ne point toucher au Chanteloup, et se laissa enfermer de bonne grâce.
Une minute après, M. Yacinthe Pipelard téléphonait au parquet.
« Allô, allô, c’est moi, Pipelard, le commissaire de Sannois. Je viens d’arrêter l’assassin de la rue Berthe.
— Vous dites ? répondit le parquet.
— Je dis que je viens d’arrêter l’assassin de la rue Berthe.
Un éclat de rire lui répondit. M. le commissaire trouva que le parquet n’était guère sérieux. Il demanda :
— Qu’est-ce que j’en dois faire ?
— Faites-le confire dans l’eau de vie, car c’est un objet rare. »
Et le parquet coupa sa communication. M. Yacinthe Pipelard en demeura atterré. Mais, à ce moment, un petit jeune homme entra et, déposant un journal du soir sur le bureau.
« M. le commissaire, v’là votre journal ! »
Machinalement, M. Pipelard y jeta les yeux et sursauta. Voici ce qu’il venait de lire :
« Le parapluie qui a servi à perpétuer l’horrible assassinat de la rue Berthe sortait des magasins du bon roi Pépin, qui viennent de s’ouvrir boulevard Haussmann. Demandez les superbes parapluies à tête de canard, 5 francs 75 ! »
M. le commissaire tomba foudroyé sur son fauteuil.
« C’était une réclame ! gémit-il. Je comprends que le parquet se soit moqué de moi ! »
Et il s’en vint trouver Labugade, qui, dans son cellier, jouissait déjà des douceurs du suicide à la guillotine.
« Vous êtes un joli farceur, vous !
— Moi !?
— Oui, l’assassinat de la rue Berthe, c’était une réclame pour un marchand de parapluies.
— Non ?!
— Lisez plutôt ! »
Et il tendit le journal à l’infortuné Labugade. Celui-ci n’en pouvait croire ses yeux.
— Alors ? fit-il en pleurant, je ne serai pas guillotiné ?
Le commissaire le regarda.
— Vous vouliez être guillotiné ?
— Oui, car je suis trop malheureux sur cette terre ! »
Et, tout en pleurant, il raconta ses misères à M. Yacinthe Pipelard. À l’audition d’une telle infortune, le commissaire mêla ses larmes aux siennes. Enfin, quand ce fut fini :
« Écoutez, bon jeune homme ! fit-il, si vous le voulez, je vous garderai avec moi. J’ai justement besoin d’un secrétaire, car mes asperges d’Argenteuil me donnent beaucoup de tintouin. Vous aurez le vivre et le couvert, et quelques sous pour faire le garçon. Cela vous va-t-il ? »
Cela alla à Jérôme Labugade.
Il resta avec M. Yacinthe Pipelard, et ils devinrent les meilleurs amis du monde.
Et parfois, le commissaire se dit, en regardant son ami :
« Dire que ce gaillard a failli assassiner une fruitière dans la rue Berthe ! »



Commentaires