top of page
Photo du rédacteurLucienne

Ces deux bêtes de somme

… de Robert Farelly


Ce conte est extrait du recueil Noël à la chandelle, de Robert Farelly. Il n'est pas dans le domaine public, mais le début en est proposé en feuilletage gratuit par Gallica. Il semble possible d'acheter le recueil entier chez Numilog.



Ce que tout le monde devrait savoir, mais que beaucoup de gens ignorent, c’est que tous les ans, a lieu sur le mont Ararat, en Arménie, un Congrès mondial de tous les animaux de la Terre, à raison de deux par espèce, mâle et femelle. Une sorte de trêve est proclamée pour cette occasion, si bien que le lion voisine avec la brebis, le chat avec la souris. Seul l’homme néglige de s’y faire représenter. C’est ce qui nous vaut d’être si peu renseignés sur cet important événement.

Ararat est le mont où atterrit l’Arche de Noé, lorsque les eaux du déluge eurent suffisamment baissé. C’est en souvenir de ce sauvetage mémorable que tous les animaux de la Terre font trêve d’un jour, une fois l’an ; et s’ils ont choisi pour cette solennité un des derniers jours de l’année, c’est en l’honneur du Père Noé pour qui ils conservent, dans leur mémoire de bêtes, précieuse estime. Cet usage, dois-je dire, commença à une date du passé qu’il est impossible de préciser avec exactitude ; mais ce dut être dès l’année qui suivit le déluge.

Il arriva donc, il y a environ une vingtaine de siècles, à peu de chose près, qu’en ce concile œcuménique, le lion, sacré roi des animaux depuis des temps immémoriaux, annonça à l’assemblée bruyante qu’il présidait avec une indéniable majesté :

« J’ai à vous faire part, cria-t-il, d’une nouvelle d’exceptionnelle importance. Vous savez que les temps merveilleux d’Eden doivent un jour refleurir sur la Terre et que les animaux, ainsi que l’homme, seront appelés à connaître une parfaite béatitude sur une terre vouée à un éternel printemps. N’avons-nous pas appris, lors d’une précédente assemblée, qu’un homme inspiré avait écrit, faisant allusion à ces temps extraordinaires : ‘Le loup habitera avec l’agneau, le léopard gîtera avec le chevreau ; le veau, le lion et le bœuf qu’on engraisse vivront ensemble, et un petit enfant les conduira. La génisse paîtra avec l’ourse ; leurs petits gîteront ensemble, et le lion mangera du fourrage comme le bœuf’. Chers collègues, je ne sais si mon estomac s’accommodera volontiers de ce genre de victuailles, mais enfin, là n’est pas la question. La nouvelle que je puis vous annoncer est celle-ci : ces temps annoncés sont proches. Le fils du Roi du Ciel, à l’empire de qui nous appartenons, va venir lui-même sur cette terre et rétablir toutes choses. Notre frère l’aigle est le messager de cette étonnante nouvelle. Il vient tout droit de Nazareth, en Galilée, où il gîte parmi les rochers !

Une immense acclamation emplit l’espace. Le mont Ararat lui-même en tressaillit, dans une émotion profonde. L’Aigle alors prit la parole.

— Ce que vient d’annoncer sa Majesté le Lion qui préside avec tant d’autorité sur cette honorable assemblée, est absolument juste. Je n’en sais pas plus ; mais ma petite cousine l’hirondelle qui n’est pas encore arrivée nous apportera les dernières nouvelles. »

L’extraordinaire nouvelle avait suscité une émotion considérable. Tout le monde parlait à la fois. L’âne en brayait d’allégresse, le bœuf beuglait comme un sourd. Et l’un et l’autre faisaient un tel tapage qu’on en fut scandalisé. Ils se firent rappeler à l’ordre par le président qui dit à qui voulait l’entendre que « ces bêtes de somme ne savaient pas se tenir en société ». Le mot fit fortune. Ces bêtes de somme ! Tout ce résumé de la création animale répéta le mot avec tout le mépris désirable. Jusqu’au moineau, doublé de sa moinelle, qui le piaillait éperdument ! Car chacun sait que les bêtes de somme sont, dans la gent animale, considérées avec grand mépris. Ce sont des domestiques, des serviteurs, des ouvriers ! Ah ! Il fallait bien cette assemblée annuelle obligatoire pour que l’aristocratie des bêtes consentît à frotter son poil à celui de cette valetaille ! La mouche elle-même en bourdonnait d’indignation et de ressentiment. Le lion rétablit l’ordre à grand peine.

« Frères, s’écria-t-il, il convient que pour accueillir le fils du Roi de l’Univers, nous envoyions une délégation représentative du meilleur de notre race. »

Là-dessus, chacun s’offrit pour cet honneur, jusqu’au moustique qui, pour se savoir le plus agaçant des personnages, se croyait aussi le plus important. Le Lion dit :

« Naturellement, j’en suis, étant roi par droit très ancien, et par la vertu de ma mâchoire, de ma crinière et de mes griffes. Si quelqu’un me refuse ce droit, il est libre de me le dire.

Une immense acclamation salua la candidature du lion. Assurément, l’unanimité était complète.

— Moi, dit le tigre, si je ne suis point roi, je suis premier ministre dans la jungle. Mais j’ai du sang royal dans les veines. Au surplus, la splendeur de ma robe me désigne nécessairement pour les fêtes solennelles qui se préparent, et dont la somptuosité n’aura jamais été égalée. Moi aussi, j’ai mâchoire et griffes. Si quelqu’un veut en tâter le tranchant, il peut s’approcher. »

Mais personne ne lui contesta l’excellence de ses armes ni son habileté à s’en servir. Par acclamation, le tigre fut désigné pour faire partie de la délégation. Là-dessus, l’ours s’écria qu’il était le roi de la montagne, y étant le plus craint ; le loup, le roi de la forêt, y étant le plus haï. L’aigle n’eut point de peine à se faire reconnaître pour roi de l’air ; ses serres et son bec redoutables lui valaient cet honneur. Une grande clameur manifesta l’enthousiasme de l’immense foule devant une si splendide délégation. Assurément, le genre animal serait dignement représenté à ces fêtes dont l’éclat s’annonçait comme inouï. Ne disait-on pas que le firmament lui-même en serait, et qu’il déléguerait la plus brillante de ses étoiles qui viendrait tout exprès de l’Orient ? Là-dessus, l’hirondelle arriva. Ah ! Une interminable acclamation l’accueillit. N’apportait-elle pas les dernières nouvelles ? Puis, le silence se fit, absolu. On aurait entendu les sauts de la puce. Elle s’abstint.

« Sire Lion, cria-t-elle, et vous tous, écoutez cette nouvelle étonnante. Je l’ai entendue du chuchotement d’une troupe d’anges qui se rendaient du ciel vers la terre pour participer au prodigieux événement. Le fils du Roi des Cieux et de la Terre arrive ! Seulement, cette arrivée ne sera pas sensationnelle ; elle sera même sans éclat et sans gloire. Il va naître dans une étable, dans une famille d’ouvriers ; et il est destiné à vivre parmi les hommes comme serviteur ! »

L’hirondelle ayant parlé, le silence se prolongea d’abord longuement, et c’était le silence de la stupeur. Puis, des mots coururent, de bouche en bouche : dans une étable, un serviteur. Le tigre alors prit la parole.

« Sire Lion, dit-il avec une grande éloquence, je ne pense pas que puisqu’il s’agit d’une étable, ce soit exactement l’endroit où puisse se fourvoyer votre majesté léonine. On y dit les tapis faits de fumier. Quant à moi, j’y souillerais ma robe. Au fait, je ne crois pas que nos collègues qui, avec nous, ont haut prestige dans l’aristocratie animale, les rois de la forêt, de la montagne et de l’air accepteront de se rendre en un lieu si peu digne de leur naissance, de leur puissance et de leur gloire.

— Tigre, mon frère bien-aimé, fit le lion, à la force magnifique tu joins la sagesse et l’éloquence. Tu parles bien et parles juste. Que proposes-tu alors ? Allons-nous nous abstenir ? Ce ne serait pas convenable. Un immense silence emplissait la montagne. On aurait entendu une carpe parler.

— Sire Lion, fit le tigre, si Votre Majesté veut bien s’en remettre à mon jugement, je propose qu’on envoie ces deux bêtes de somme, le bœuf et l’âne ! »

Là-dessus, un immense éclat de rire secoua la montagne. Quant à l’âne et le bœuf, les deux balourds, ils souriaient d’aise, n’entendant point la plaisanterie…


Comments


bottom of page