Ève et le serpent
- Lucienne
- 27 sept.
- 4 min de lecture
... d'après Les animaux historiques, d'Émile Hinzelin

par Lucas Cranach l’Ancien (1472 - 1553)
Un vieux missionnaire, ayant ouvert une vieille Bible illustrée, regardait l’image où le serpent, enroulé à un arbre plein de beaux fruits, penche sa tête insinuante vers Eve qui l’écoute.
Ce vieux missionnaire, à travers le monde entier qu’il parcourait en apôtre, avait amassé des trésors d’expérience. Les innombrables créatures humaines de tous les âges et de toutes les couleurs, auxquelles il enseignait la bonne parole, lui donnaient en échange de quoi connaître à fond la vie d’ici-bas.
Sans quitter des yeux l’image naïve de la vieille Bible, il parlait à mi-voix, comme pour lui seul.
« Oui, tout d’abord, Adam et Ève, dans un jardin de délices, ont joui d’un bonheur parfait. Dieu leur avait dit :
‘Vous pouvez manger de tous les fruits des arbres. Mais, à une condition ! Ne touchez pas aux fruits de l’arbre que voilà, au milieu du Paradis. C’est l’arbre de la science du bien et du mal. Ses fruits seraient mortels pour vous.’
Le serpent, le plus rusé des animaux que le Seigneur avait formés sur terre, s’enroula au tronc de l’arbre ainsi désigné et, dès l’instant où Ève s’en approcha, il murmura à son oreille :
‘Pourquoi Dieu ne vous permet-il pas de toucher à ces beaux fruits ? Soyez sûre que, si vous en mangez, vous n’en mourrez nullement. Vos yeux s’ouvriront, et vous serez comme des dieux.’
Ève considéra que les fruits de cet arbre étaient agréables à la vue et délicieux au goût. Elle en mangea et en donna tout de suite à Adam qui en mangea, lui aussi. Dieu, irrité, leur demanda :
‘Pourquoi avez-vous fait cela ?
— Le serpent m’a trompée, murmura Ève.
Dieu reprit :
— La terre sera maudite à cause de ce que vous avez fait. De la terre vous ne tirerez de quoi vous nourrir qu’avec beaucoup de travail. Vous mangerez votre pain à la sueur de votre front.’
Puis, Dieu fit sortir Adam et Ève du Paradis et, devant ce jardin de délices, plaça un ange tenant une épée de feu.
Quant au serpent, Dieu lui dit :
‘Pour ce que tu as conseillé à Ève, tu seras maudit entre tous les animaux de la terre. Tu ramperas sur le ventre et, tous les jours de la vie, tu mangeras de la poussière. Je mettrai une inimitié entre toi et la femme, entre sa race et ta race. La race de la femme te brisera la tête et tu tâcheras de la mordre au talon.’ »
Le vieux missionnaire, après avoir répété de mémoire le texte du saint Livre, releva sa tête blanche et, après un moment de silence, s’écria :
« Serpent, souple et perfide tentateur; serpent, âme empoisonnée qui ne te plais qu’à faire le mal pour le mal, ta tête ne sera jamais assez complètement écrasée sous le pied d’aucune créature humaine.
Le serpent porte en lui tout ce qui devrait inspirer à l’homme le plus d’aversion, de dégoût ou d’horreur. Rampant, glissant, sifflant, venimeux et féroce ! Détournons du serpent nos yeux et notre esprit.
J’ai vu, de mes yeux vu, depuis plus de soixante années, sous la voûte de tous les cieux, des milliers et des milliers de jeunes gens. Beaucoup d’entre eux, - hélas !-, la plupart même de ces jeunes gens sont devenus malheureux.
Pourquoi ?
Parce que, je le sais, ils ont été jetés hors de la bonne voie par le conseil funeste, la suggestion criminelle de quelque serpent. Ô Dieu de justice et de bonté, je voudrais que ma voix fût entendue, sous tous les cieux, par tous les jeunes gens à venir !
Tous ces jeunes gens qui arrivent à la vie, avec tant d’énergie ardente et de légitimes espoirs, auraient les plus grandes chances d’être heureux toujours s’ils n’écoutaient pas le serpent qui les guette tous.
Pour chacun d’eux le serpent tend un piège et use d’un artifice également appropriés.
À ce moment, les souvenirs affluaient à l’esprit de notre vieux missionnaire.
Il revoyait d’innombrables jeunes gens, aux yeux éveillés, au sourire confiant, qui, par leur bon travail comme par leur bonne santé, remplissaient de joie leur famille. Mais le serpent est venu. Un mauvais conseiller leur a fait honte de bien obéir, honte de bien travailler, honte même de se bien porter.
Peu à peu, ayant écouté le monstre, ces mêmes jeunes gens sont transformés en de pauvres êtres menteurs, paresseux, rebelles, dévoyés, déchus.
Ceci n’est pas de la légende, du conte, de la fable ; ceci est de l’histoire, de la plus véridique et de la plus exacte histoire universelle.
Le serpent désunit les familles, rompt les amitiés, dresse le frère contre le frère. On devine ce qu’il a pu dire à Caïn contre Abel.
Et pourtant, pour tous les êtres humains rien n’est plus facile que de mettre en fuite le monstre. Un mot, un seul mot suffit à lui fermer la bouche.
Jeunes et chers amis, à la première tentative du monstre, répondez-lui :
« C’est encore toi, vieux serpent ! On te connaît trop, depuis Ève et Adam. Va au diable ! »
Là-dessus, le monstre s’en ira comme si le diable l’emportait. Ce qui d’ailleurs, dans l’espèce, n’est pas tout à fait exact, puisque le diable et lui ne font qu’un.

par Benjamin Rabier
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