top of page

Les sabots de Noël

... extrait des Misérables de Victor Hugo, Tome II, Cosette


Dans cet extrait des Misérables, Jean Valjean, l'ancien forçat, sauve Cosette des griffes du cruel couple Thénardier. On est au jour de Noël, et c'est, pour la petite fille, le début d'une vie nouvelle.

Illustration de couverture par Jan Griffier

Illustration de couverture de la collection Idéal-Bibliothèque



L’homme lui adressa la parole. Il parlait d’une voix grave et presque basse.

« Mon enfant, c’est bien lourd pour vous ce que vous portez là.


Jean Valjean et Cosette, peinture de Jean Geoffroy

Jean Valjean et Cosette, peinture de Jean Geoffroy


Cosette leva la tête et répondit :

— Oui, monsieur.

— Donnez, reprit l’homme. Je vais vous le porter.

Cosette lâcha le seau. L’homme se mit à cheminer près d’elle.

— C’est très lourd en effet, dit-il entre ses dents.

Puis il ajouta :

— Petite, quel âge as-tu ?

— Huit ans, monsieur.

— Et viens-tu de loin comme cela ?

— De la source qui est dans le bois.

— Et est-ce loin où tu vas ?

— À un bon quart d’heure d’ici.

L’homme resta un moment sans parler, puis il dit brusquement :

— Tu n’as donc pas de mère ?

— Je ne sais pas, répondit l’enfant.

Avant que l’homme eût eu le temps de reprendre la parole, elle ajouta :

— Je ne crois pas. Les autres en ont. Moi, je n’en ai pas.

Et après un silence, elle reprit :

— Je crois que je n’en ai jamais eu. »

L’homme s’arrêta, il posa le seau à terre, se pencha et mit ses deux mains sur les deux épaules de l’enfant, faisant effort pour la regarder et voir son visage dans l’obscurité. La figure maigre et chétive de Cosette se dessinait vaguement à la lueur livide du ciel.

« Comment t’appelles-tu ? dit l’homme.

— Cosette. »

L’homme eut comme une secousse électrique. Il la regarda encore, puis il ôta ses mains de dessus les épaules de Cosette, saisit le seau, et se remit à marcher.

Au bout d’un instant il demanda :

« Petite, où demeures-tu ?

— À Montfermeil, si vous connaissez.

— C’est là que nous allons ?

— Oui, monsieur.

Il fit encore une pause, puis recommença :

— Qui est-ce donc qui t’a envoyée à cette heure chercher de l’eau dans le bois ?

— C’est madame Thénardier.

L’homme repartit d’un son de voix qu’il voulait s’efforcer de rendre indifférent, mais où il y avait pourtant un tremblement singulier :

— Q’est-ce qu’elle fait, ta madame Thénardier ?

— C’est ma bourgeoise, dit l’enfant. Elle tient l’auberge.

— L’auberge ? dit l’homme. Eh bien, je vais aller y loger cette nuit. Conduis-moi.

— Nous y allons » dit l’enfant.

L’homme marchait assez vite. Cosette le suivait sans peine. Elle ne sentait plus la fatigue. De temps en temps, elle levait les yeux vers cet homme avec une sorte de tranquillité et d’abandon inexprimables. Jamais on ne lui avait appris à se tourner vers la providence et à prier. Cependant elle sentait en elle quelque chose qui ressemblait à de l’espérance et à de la joie et qui s’en allait vers le ciel.

Quelques minutes s’écoulèrent. L’homme reprit :

« Est-ce qu’il n’y a pas de servante chez madame Thénardier ?

— Non, monsieur.

— Est-ce que tu es seule ?

— Oui, monsieur.

Il y eut encore une interruption. Cosette éleva la voix :

— C’est-à-dire il y a deux petites filles.

— Quelles petites filles ?

— Ponine et Zelma.

L’enfant simplifiait de la sorte les noms romanesques chers à la Thénardier.

— Qu’est-ce que c’est que Ponine et Zelma ?

— Ce sont les demoiselles de madame Thénardier. Comme qui dirait ses filles.

— Et que font-elles, celles-là ?

— Oh ! dit l’enfant, elles ont de belles poupées, des choses où il y a de l’or, tout plein d’affaires. Elles jouent, elles s’amusent.

— Toute la journée ?

— Oui, monsieur.

— Et toi ?

— Moi, je travaille.

— Toute la journée ?

L’enfant leva ses grands yeux où il y avait une larme qu’on ne voyait pas à cause de la nuit, et répondit doucement :

— Oui, monsieur.

Elle poursuivit après un intervalle de silence :

— Des fois, quand j’ai fini l’ouvrage et qu’on veut bien, je m’amuse aussi.

— Comment t’amuses-tu ?

— Comme je peux. On me laisse. Mais je n’ai pas beaucoup de joujoux. Ponine et Zelma ne veulent pas que je joue avec leurs poupées. Je n’ai qu’un petit sabre en plomb, pas plus long que ça.

L’enfant montrait son petit doigt.

— Et qui ne coupe pas ?

— Si, monsieur, dit l’enfant, ça coupe la salade et les têtes de mouches. »

Ils atteignirent le village ; Cosette guida l’étranger dans les rues. Ils passèrent devant la boulangerie ; mais Cosette ne songea pas au pain qu’elle devait rapporter. L’homme avait cessé de lui faire des questions et gardait maintenant un silence morne. Quand ils eurent laissé l’église derrière eux, l’homme, voyant toutes ces boutiques en plein vent, demanda à Cosette :

« C’est donc la foire ici ?

— Non, monsieur, c’est Noël.

Comme ils approchaient de l’auberge, Cosette lui toucha le bras timidement.

— Monsieur ?

— Quoi, mon enfant ?

— Nous voilà tout près de la maison.

— Eh bien ?

— Voulez-vous me laisser reprendre le seau à présent ?

— Pourquoi ?

— C’est que, si madame voit qu’on me l’a porté, elle me battra. »

L’homme lui remit le seau. Un instant après, ils étaient à la porte de la gargote.

(…)

De son côté le voyageur avait déposé dans un coin son bâton et son paquet. L’hôte parti, il s’assit sur un fauteuil et resta quelque temps pensif. Puis il ôta ses souliers, prit une des deux bougies, souffla l’autre, poussa la porte et sortit de la chambre, regardant autour de lui comme quelqu’un qui cherche. Il traversa un corridor et parvint à l’escalier. Là il entendit un petit bruit très doux qui ressemblait à une respiration d’enfant. Il se laissa conduire par ce bruit et arriva à une espèce d’enfoncement triangulaire pratiqué sous l’escalier ou pour mieux dire formé par l’escalier même. Cet enfoncement n’était autre chose que le dessous des marches. Là, parmi toutes sortes de vieux paniers et de vieux tessons, dans la poussière et dans les toiles d’araignées, il y avait un lit ; si l’on peut appeler lit une paillasse trouée jusqu’à montrer la paille et une couverture trouée jusqu’à laisser voir la paillasse. Point de draps. Cela était posé à terre sur le carreau. Dans ce lit Cosette dormait.

L’homme s’approcha, et la considéra.

Cosette dormait profondément. Elle était toute habillée. L’hiver elle ne se déshabillait pas pour avoir moins froid.

Elle tenait serrée contre elle la poupée dont les grands yeux ouverts brillaient dans l’obscurité. De temps en temps elle poussait un grand soupir comme si elle allait se réveiller, et elle étreignait la poupée dans ses bras presque convulsivement. Il n’y avait à côté de son lit qu’un de ses sabots.

Une porte ouverte près du galetas de Cosette laissait voir une assez grande chambre sombre. L’étranger y pénétra. Au fond, à travers une porte vitrée, on apercevait deux petits lits jumeaux très blancs. C’étaient ceux d’Azelma et d’Éponine. Derrière ces lits disparaissait à demi un berceau d’osier sans rideaux où dormait le petit garçon qui avait crié toute la soirée.

L’étranger conjectura que cette chambre communiquait avec celle des époux Thénardier. Il allait se retirer quand son regard rencontra la cheminée ; une de ces vastes cheminées d’auberge où il y a toujours un si petit feu, quand il y a du feu, et qui sont si froides à voir. Dans celle-là il n’y avait pas de feu, il n’y avait pas même de cendre ; ce qui y était attira pourtant l’attention du voyageur. C’étaient deux petits souliers d’enfant de forme coquette et de grandeur inégale ; le voyageur se rappela la gracieuse et immémoriale coutume des enfants qui déposent leur chaussure dans la cheminée le jour de Noël pour y attendre dans les ténèbres quelque étincelant cadeau de leur bonne fée. Éponine et Azelma n’avaient eu garde d’y manquer, et elles avaient mis chacune un de leurs souliers dans la cheminée.

Le voyageur se pencha.

La fée, c’est-à-dire la mère, avait déjà fait sa visite, et l’on voyait reluire dans chaque soulier une belle pièce de dix sous toute neuve.

L’homme se relevait et allait s’en aller lorsqu’il aperçut au fond, à l’écart, dans le coin le plus obscur de l’âtre, un autre objet. Il regarda, et reconnut un sabot, un affreux sabot du bois le plus grossier, à demi brisé, et tout couvert de cendre et de boue desséchée. C’était le sabot de Cosette. Cosette, avec cette touchante confiance des enfants qui peut être trompée toujours sans se décourager jamais, avait mis, elle aussi, son sabot dans la cheminée.

C’est une chose sublime et douce que l’espérance dans un enfant qui n’a jamais connu que le désespoir.

Il n’y avait rien dans ce sabot.

L’étranger fouilla dans son gilet, se courba, et mit dans le sabot de Cosette un louis d’or.

Puis il regagna sa chambre à pas de loup.

(…)

Le lendemain matin, deux heures au moins avant le jour, le mari Thénardier, attablé près d’une chandelle dans la salle basse du cabaret, une plume à la main, composait la carte du voyageur à la redingote jaune.

La femme debout, à demi courbée sur lui, le suivait des yeux. Ils n’échangeaient pas une parole. C’était, d’un côté, une méditation profonde, de l’autre, cette admiration religieuse avec laquelle on regarde naître et s’épanouir une merveille de l’esprit humain. On entendait un bruit dans la maison ; c’était l’Alouette qui balayait l’escalier.

Après un bon quart d’heure et quelques ratures, le Thénardier produisit ce chef-d’œuvre.

Note du Monsieur du N° 1.


Souper………… Fr. 3

Chambre………… Fr. 10

Bougie………… Fr. 5

Feu………… Fr. 4

Service………… Fr. 1


Total………… Fr. 23


Service était écrit servisse.


« Vingt-trois francs ! s’écria la femme avec un enthousiasme mêlé de quelque hésitation.

Comme tous les grands artistes, le Thénardier n’était pas content.

— Peuh ! fit-il.

C’était l’accent de Castlereagh rédigeant au congrès de Vienne la carte à payer de la France.

— Monsieur Thénardier, tu as raison, il doit bien cela, murmura la femme qui songeait à la poupée donnée à Cosette en présence de ses filles, c’est juste, mais c’est trop. Il ne voudra pas payer.

Le Thénardier fit son rire froid, et dit :

— Il payera. »

Ce rire était la signification suprême de la certitude et de l’autorité. Ce qui était dit ainsi devait être. La femme n’insista point. Elle se mit à ranger les tables ; le mari marchait de long en large dans la salle. Un moment après il ajouta :

« Je dois bien quinze cents francs, moi !

Il alla s’asseoir au coin de la cheminée, méditant, les pieds sur les cendres chaudes.

— Ah çà ! reprit la femme, tu n’oublies pas que je flanque Cosette à la porte aujourd’hui ? Ce monstre ! Elle me mange le cœur avec sa poupée ! J’aimerais mieux épouser Louis XVIII que de la garder un jour de plus à la maison.

Le Thénardier alluma sa pipe et répondit entre deux bouffées.

— Tu remettras la carte à l’homme. »

Puis il sortit.

Il était à peine hors de la salle que le voyageur y entra.

Le Thénardier reparut sur-le-champ derrière lui et demeura immobile dans la porte entrebâillée, visible seulement pour sa femme.

L’homme jaune portait à la main son bâton et son paquet.

« Levé si tôt ! dit la Thénardier, est-ce que monsieur nous quitte déjà ? »

Tout en parlant ainsi, elle tournait d’un air embarrassé la carte dans ses mains et y faisait des plis avec ses ongles. Son visage dur offrait une nuance qui ne lui était pas habituelle, la timidité et le scrupule.

Présenter une pareille note à un homme qui avait si parfaitement l’air d’« un pauvre », cela lui paraissait malaisé.

Le voyageur semblait préoccupé et distrait. Il répondit :

« Oui, madame. Je m’en vais.

— Monsieur, reprit-elle, n’avait donc pas d’affaires à Montfermeil ?

— Non. Je passe par ici. Voilà tout. Madame, ajouta-t-il, qu’est-ce que je dois ?

La Thénardier, sans répondre, lui tendit la carte pliée.

L’homme déplia le papier, le regarda, mais son attention était visiblement ailleurs.

— Madame, reprit-il, faites-vous de bonnes affaires dans ce Montfermeil ?

— Comme cela, monsieur, répondit la Thénardier stupéfaite de ne point voir d’autre explosion.

Elle poursuivit d’un accent élégiaque et lamentable :

— Oh ! Monsieur, les temps sont bien durs ! Et puis nous avons si peu de bourgeois dans nos endroits ! C’est tout petit monde, voyez-vous. Si nous n’avions pas par-ci par-là des voyageurs généreux et riches comme monsieur ! Nous avons tant de charges. Tenez, cette petite nous coûte les yeux de la tête.

— Quelle petite ?

— Eh bien, la petite, vous savez ! Cosette ! L’Alouette, comme on dit dans le pays !

— Ah ! dit l’homme.

Elle continua :

— ont-ils bêtes, ces paysans, avec leurs sobriquets ! Elle a plutôt l’air d’une chauve-souris que d’une alouette. Voyez-vous, monsieur, nous ne demandons pas la charité, mais nous ne pouvons pas la faire. Nous ne gagnons rien, et nous avons gros à payer. La patente, les impositions, les portes et fenêtres, les centimes ! Monsieur sait que le gouvernement demande un argent terrible ! Et puis j’ai mes filles, moi. Je n’ai pas besoin de nourrir l’enfant des autres.

L’homme reprit, de cette voix qu’il s’efforçait de rendre indifférente et dans laquelle il y avait un tremblement :

— Et si l’on vous en débarrassait ?

— De qui ? De la Cosette ?

— Oui.

La face rouge et violente de la gargotière s’illumina d’un épanouissement hideux.

— Ah, monsieur ! Mon bon monsieur ! Prenez-la, gardez-la, emmenez-la, emportez-la, sucrez-la, truffez-la, buvez-la, mangez-la, et soyez béni de la bonne sainte Vierge et de tous les saints du paradis !

— C’est dit.

— Vrai ? Vous l’emmenez ?

— Je l’emmène.

— Tout de suite ?

— Tout de suite. Appelez l’enfant.

— Cosette ! cria la Thénardier.

— En attendant, poursuivit l’homme, je vais toujours vous payer ma dépense. Combien est-ce ?

Il jeta un coup d’œil sur la carte et ne put réprimer un mouvement de surprise :

— Vingt-trois francs !

Il regarda la gargotière et répéta :

— Vingt-trois francs ?

Il y avait dans la prononciation de ces deux mots ainsi répétés l’accent qui sépare le point d’exclamation du point d’interrogation.

La Thénardier avait eu le temps de se préparer au choc. Elle répondit avec assurance :

— Dame oui, monsieur ! C’est vingt-trois francs.

L’étranger posa cinq pièces de cinq francs sur la table.

— Allez chercher la petite, dit-il.

En ce moment, le Thénardier s’avança au milieu de la salle et dit :

— Monsieur doit vingt-six sous.

— Vingt-six sous ! s’écria la femme.

— Vingt sous pour la chambre, reprit le Thénardier froidement, et six sous pour le souper. Quant à la petite, j’ai besoin d’en causer un peu avec monsieur. Laisse-nous, ma femme. »

La Thénardier eut un de ces éblouissements que donnent les éclairs imprévus du talent. Elle sentit que le grand acteur entrait en scène, ne répliqua pas un mot, et sortit.

Dès qu’ils furent seuls, le Thénardier offrit une chaise au voyageur. Le voyageur s’assit ; le Thénardier resta debout, et son visage prit une singulière expression de bonhomie et de simplicité.

« Monsieur, dit-il, tenez, je vais vous dire. C’est que je l’adore, moi, cette enfant.

L’étranger le regarda fixement.

— Quelle enfant ?

Thénardier continua :

— Comme c’est drôle ! On s’attache. Qu’est-ce que c’est que tout cet argent-là ? Reprenez donc vos pièces de cent sous. C’est une enfant que j’adore.

— Qui ça ? demanda l’étranger.

— Hé, notre petite Cosette ! Ne voulez-vous pas nous l’emmener ? Eh bien, je parle franchement, vrai comme vous êtes un honnête homme, je ne peux pas y consentir. Elle me ferait faute, cette enfant. J’ai vu ça tout petit. C’est vrai qu’elle nous coûte de l’argent, c’est vrai qu’elle a des défauts, c’est vrai que nous ne sommes pas riches, c’est vrai que j’ai payé plus de quatre cents francs en drogues rien que pour une de ses maladies ! Mais il faut bien faire quelque chose pour le bon Dieu. Ça n’a ni père ni mère, je l’ai élevée. J’ai du pain pour elle et pour moi. Au fait j’y tiens, à cette enfant. Vous comprenez, on se prend d’affection ; je suis une bonne bête, moi ; je ne raisonne pas ; je l’aime, cette petite ; ma femme est vive, mais elle l’aime aussi. Voyez-vous, c’est comme notre enfant. J’ai besoin que ça babille dans la maison.

L’étranger le regardait toujours fixement. Il continua :

— Pardon, excuse, monsieur, mais on ne donne point son enfant comme ça à un passant. Pas vrai que j’ai raison ? Après cela, je ne dis pas, vous êtes riche, vous avez l’air d’un bien brave homme, si c’était pour son bonheur ? Mais il faudrait savoir. Vous comprenez ? Une supposition que je la laisserais aller et que je me sacrifierais, je voudrais savoir où elle va, je ne voudrais pas la perdre de vue, je voudrais savoir chez qui elle est, pour l’aller voir de temps en temps, qu’elle sache que son bon père nourricier est là, qu’il veille sur elle. Enfin il y a des choses qui ne sont pas possibles. Je ne sais seulement pas votre nom ? Vous l’emmèneriez, je dirais : eh bien, l’Alouette ? Où donc a-t-elle passé ? Il faudrait au moins voir quelque méchant chiffon de papier, un petit bout de passeport, quoi !

L’étranger, sans cesser de le regarder de ce regard qui va, pour ainsi dire, jusqu’au fond de la conscience, lui répondit d’un accent grave et ferme :

— Monsieur Thénardier, on n’a pas de passeport pour venir à cinq lieues de Paris. Si j’emmène Cosette, je l’emmènerai, voilà tout. Vous ne saurez pas mon nom, vous ne saurez pas ma demeure, vous ne saurez pas où elle sera, et mon intention est qu’elle ne vous revoie de sa vie. Je casse le fil qu’elle a au pied, et elle s’en va. Cela vous convient-il ? Oui ou non. »

De même que les démons et les génies reconnaissaient à de certains signes la présence d’un dieu supérieur, le Thénardier comprit qu’il avait affaire à quelqu’un de très fort. Ce fut comme une intuition ; il comprit cela avec sa promptitude nette et sagace. La veille, tout en buvant avec les rouliers, tout en fumant, tout en chantant des gaudrioles, il avait passé la soirée à observer l’étranger, le guettant comme un chat et l’étudiant comme un mathématicien. Il l’avait à la fois épié pour son propre compte, pour le plaisir et par instinct, et espionné comme s’il eût été payé pour cela. Pas un geste, pas un mouvement de l’homme à la capote jaune ne lui était échappé. Avant même que l’inconnu manifestât si clairement son intérêt pour Cosette, le Thénardier l’avait deviné. Il avait surpris les regards profonds de ce vieux qui revenaient toujours à l’enfant. Pourquoi cet intérêt ? Qu’était-ce que cet homme ? Pourquoi, avec tant d’argent dans sa bourse, ce costume si misérable ? Questions qu’il se posait sans pouvoir les résoudre et qui l’irritaient. Il y avait songé toute la nuit. Ce ne pouvait être le père de Cosette. Était-ce quelque grand-père ? Alors pourquoi ne pas se faire connaître tout de suite ? Quand on a un droit, on le montre. Cet homme évidemment n’avait pas de droit sur Cosette. Alors qu’était-ce ? Le Thénardier se perdait en suppositions. Il entrevoyait tout, et ne voyait rien. Quoi qu’il en fût, en entamant la conversation avec l’homme, sûr qu’il y avait un secret dans tout cela, sûr que l’homme était intéressé à rester dans l’ombre, il se sentait fort ; à la réponse nette et ferme de l’étranger, quand il vit que ce personnage mystérieux était mystérieux si simplement, il se sentit faible. Il ne s’attendait à rien de pareil. Ce fut la déroute de ses conjectures. Il rallia ses idées. Il pesa tout cela en une seconde. Le Thénardier était un de ces hommes qui jugent d’un coup d’œil une situation. Il estima que c’était le moment de marcher droit et vite. Il fit comme les grands capitaines à cet instant décisif qu’ils savent seuls reconnaître, il démasqua brusquement sa batterie.

« Monsieur, dit-il, il me faut quinze cents francs. »

L’étranger prit dans sa poche de côté un vieux portefeuille en cuir noir, l’ouvrit et en tira trois billets de banque qu’il posa sur la table. Puis il appuya son large pouce sur ces billets, et dit au gargotier :

« Faites venir Cosette. »

Pendant que ceci se passait, que faisait Cosette ?

Cosette, en s’éveillant, avait couru à son sabot. Elle y avait trouvé la pièce d’or. Ce n’était pas un napoléon, c’était une de ces pièces de vingt francs toutes neuves de la restauration sur l’effigie desquelles la petite queue prussienne avait remplacé la couronne de laurier. Cosette fut éblouie. Sa destinée commençait à l’enivrer. Elle ne savait pas ce que c’était qu’une pièce d’or, elle n’en avait jamais vu, elle la cacha bien vite dans sa poche comme si elle l’avait volée. Cependant elle sentait que cela était bien à elle, elle devinait d’où ce don lui venait, mais elle éprouvait une sorte de joie pleine de peur. Elle était contente ; elle était surtout stupéfaite. Ces choses si magnifiques et si jolies ne lui paraissaient pas réelles. La poupée lui faisait peur, la pièce d’or lui faisait peur. Elle tremblait vaguement devant ces magnificences. L’étranger seul ne lui faisait pas peur. Au contraire, il la rassurait. Depuis la veille, à travers ses étonnements, à travers son sommeil, elle songeait dans son petit esprit d’enfant à cet homme qui avait l’air vieux et pauvre et si triste, et qui était si riche et si bon. Depuis qu’elle avait rencontré ce bonhomme dans le bois, tout était comme changé pour elle. Cosette, moins heureuse que la moindre hirondelle du ciel, n’avait jamais su ce que c’est que de se réfugier à l’ombre de sa mère et sous une aile. Depuis cinq ans, c’est-à-dire aussi loin que pouvaient remonter ses souvenirs, la pauvre enfant frissonnait et grelottait. Elle avait toujours été toute nue sous la bise aigre du malheur, maintenant il lui semblait qu’elle était vêtue. Autrefois son âme avait froid, maintenant elle avait chaud. Elle n’avait plus autant de crainte de la Thénardier. Elle n’était plus seule ; il y avait quelqu’un là.

bottom of page